Situé dans une région essentiellement désertique, le pays bénéficie d'un climat contrasté du fait de la morphologie de son sol au relief escarpé et volcanique : à la Tihama, plaine côtière qui longe la mer Rouge, succèdent brusquement des montagnes abruptes avec un pic culminant à plus de 3 666 mètres à Jabal al-Nabi Shu‘ayb, suivies d'une zone montagneuse centrale (de 1 800 à 2 500m d'altitude) avec des plateaux ouvrant à l'est sur le grand désert de sable de la Péninsule arabique.
Le Yémen fait partie des pays les plus pauvres du monde. Sa population est évaluée à près de 28 millions d'habitants dont 77% vit dans les campagnes et s'adonne principalement à l'élevage et à l'agriculture. Depuis quelques décennies la culture du qāt (Catha edulis Forskal) prospère au détriment des autres cultures vivrières, notamment celle du café, et couvre plus de 30% des terres arables. La consommation du qāt, jadis réservée aux élites, touche maintenant toutes les catégories sociales tant dans les villes que dans les campagnes.
La Langue
Dans sa description de la Péninsule arabique (ṣifat ʒazīrat al-ʕarab), al-Hamdānī, polygraphe du 10e siècle, consacre un chapitre aux ''langues des habitants de la Péninsule''. A côté de l'arabe, langue dominante, il mentionne la présence du himyarite. La ''pureté'' et "l'intelligibilité'' des dialectes arabes sont appréciées en regard de l'arabe classique. AI‑Hamdānī distingue ainsi les lieux où les habitants parlent une langue «pure, correcte» (fuṣaħāʔ) ou «plutôt correcte» (lā baʔs bi faṣāħatihum), ceux qui ont une langue ''mi-correcte mi-défectueuse'' (xalīṭī min mutawassiṭ bajn faṣāħat w al‑luknat), ceux dont la langue est jugée «lamentable» (radijjat), ceux qui parlent un arabe ''complexe, incompréhensible'' (taʕaqqud), ''mêlé de himyarite'' (ʕarabī jaxluṭ ħamīrijjat), ou ''avec des éléments de himyarite'' (ʃajʔ min al-taħmīr), enfin ceux qui parlent le himyarite (al-ħamīrijjat al-qaħħat). La langue himyarite était encore parlée par une partie de la population du Yémen dans les premiers temps de l'Islam.
Aujourd'hui, le Yémen fait sans aucun doute partie des régions du monde arabophone les plus riches sur le plan dialectal, du fait de son emplacement aux confins de l'arabophonie, de son isolement politique et économique sur une longue période par rapport aux grands axes de communication sur la Méditerranée, et de sa géographie physique accidentée qui ne favorise pas les contacts internes. Cette richesse dialectale demeure insuffisamment étudiée.
Le dialecte de Sanaa
La description que fait al-Hamdānī de la situation linguistique à Sanaa est plus complexe que partout ailleurs : li kull buqʕat minhum luɣat" chaque quartier a sa propre langue". Lors de mon premier terrain à Sanaa (1984), mes interlocuteurs soutenaient que des usages nettement différenciés, réparties en fonction des quartiers coexistaient dans la ville. À dix siècles de distance, leurs propos faisaient-ils écho à ceux d'al-Hamdānī ?
En près de quatre décennies, la population de Sanaa est passée de 80 000 habitants (1970) à plus d'un million et demi, suite à la réunification du Yémen (1990) et au retour au pays de plus d'un million de Yéménites expatriés en Arabie saoudite et dans d'autres pays de la Péninsule, après la guerre du Golfe (1991). Dans les années 1980, la vieille ville de Sanaa était encore majoritairement habitée par des familles sanˁanis de souche, les immigrés ayant eu tendance à occuper les quartiers périphériques situés aux portes de la vieille ville ou à emménager dans les nouveaux quartiers. Au sein de cette ancienne population, les femmes avaient un parler plus conservateur que celui des hommes car elles avaient moins de contacts avec l'extérieur. En outre, pour toute une génération, elles étaient analphabètes, et donc, à l'abri de l'influence de l'arabe littéraire. Dans les années quatre-vingt-dix, l'influence de l'arabe égyptien s'exerçait encore dans l'enseignement (instituteurs et institutrices d'origine égyptienne), et dans les médias par le truchement de la chanson populaire et des feuilletons télévisés. Mais d'après ce que j'avais observé à l'époque, son influence sur le parler de la génération scolarisée n'allait pas au delà du recours à quelques mots ou expressions, en situation, dans le but de rendre intelligible pour un non-Yéménite (à savoir l'enquêteur) un vocabulaire typiquement sanˁani. En revanche, ce sont l'arabe littéraire et l'arabe standard qui, sur le long terme, pourraient infléchir le cours de l'évolution des usages.
Le dialecte de Sanaa appartient au groupe dialectal du nord des hauts plateaux et se caractérise par un ensemble de traits dits "conservateurs" : réalisation vélaire sonore /g/ de l’uvulaire *q et préservation des interdentales ; maintien des voyelles brèves de l’arabe ancien et classique ; distinction des genres dans les formes verbales et pronominales ; relative stabilité du schème IV de dérivation verbale, et préservation des constructions synthétiques, par exemple dans l’encodage de la possession.
Le corpus
Le corpus a été collecté au cours de plusieurs missions accomplies à San‘a entre 1984 et 1997, auprès d'hommes et de femmes d'âge, de niveau d'études et de milieu social différents. Il se compose d'entretiens libres, de fragments de littérature orale (contes, devinettes, poèmes, chansons) et de questionnaires linguistiques réactualisés d’une mission à l’autre.
J'ai accordé aux usages féminins une attention particulière. Nombreuses étaient mes informatrices qui résidaient dans la ville intra muros. Quelques-unes parmi les plus âgées suivaient des cours d'alphabétisation. Afin d'approcher au plus près leur quotidien «linguistique», j'ai enregistré des émissions radiophoniques portant sur des questions de santé, d'hygiène et d'éducation, qui leur étaient spécifiquement destinées, et qu'elles écoutaient de façon régulière. L'arabe standard qui y était employé ne semblait pas présenter pour elles de difficultés particulières. Auprès des femmes de la vieille ville, j'ai recueilli des bribes d'un parler dit «secret», une sorte d'endolecte dont j'ai eu connaissance par hasard (S. Naim 2009).
Une importante partie de ce corpus a été transcrite, glosée et traduite, par mes soins, et exploité dans des articles, des ouvrages, des encyclopédies et des communications.
On trouvera ici, à titre illustratif du dialecte de Sanaa, un conte san‘ani enregistré, glosé et traduit (synchronisation image/son/traduction) et un entretien autour du henné (coutumes et modes de préparation).
Conte yéménite de Sanaa
Yémen, Sanaa, 1989, Samia Naïm
Le conte présenté ici a été recueilli à Sanaa, en 1989, auprès d'une femme âgée d'une quarantaine d'années. L'enregistrement s'est déroulé chez elle, en l'absence de toute autre femme, ce qui explique les commentaires qu'elle a pu faire à mon intention ; ceux-ci présentent le double intérêt de soulever la question de l'intercompréhension dialectale (phénomènes de contacts à l'intérieur d'une même langue, l'arabe) et de renvoyer aux appréciations linguistiques que les locuteurs portent sur leur propre parler
La transcription est rigoureusement fidèle à la bande-son en ce qu'elle note les variantes contextuelles, phonétiques et prosodiques (faits d'accentuation, de pause, de rythme) relevées au niveau du phonème (voisement, dévoisement, allongement, réduction, effacement) et de la syllabe (modification de la structure syllabique).
Le corpus devinettes yéménite de Sanaa
À Sanaa, le jeu de devinettes se déroule au cours des tufruṭah, réunions de femmes entre la prière de l’après-midi et celle du coucher du soleil. Ces réunions, qui se tiennent de façon quasi-quotidienne, ne sont pas obligatoirement motivées par des événements spéciaux (maladie, naissance, relevailles…). Elles relèvent d’anciennes pratiques culturelles de voisinage et de sociabilisation. Quand les circonstances s’y prêtent, telle que par exemple la présence d’une « fine diseuse » réputée pour son adresse dans la pratique du jeu et pour son répertoire élargi, c’est à la suggestion de l’une des personnes présentes et après l’assentiment de l’assemblée que le jeu est lancé. Il se déroule alors dans une atmosphère animée : bavardage en aparté, arrivée et départ de visiteuses, radio et magnétophone mis en marche…
Le corpus
Les devinettes n’ont jamais fait l’objet de publication au Yémen, contrairement aux dictons et aux proverbes. À l’époque où j’ai recueilli mon corpus (1991), la pratique du jeu était en voie d’extinction, concurrencée par les feuilletons télévisés que les femmes préféraient suivre ensemble pendant leurs réunions. C’est donc un corpus inédit et précieux qui est ici présenté.
Il se compose de 33 devinettes, dont la majorité (21/33) ont été enregistrées au cours d’une tufruṭah organisée pour le jour des relevailles d’une jeune mère. Les autres devinettes ont été recueillies hors réunion auprès de A.SH., lycéenne d’une quinzaine d’année (devinettes 22 à 25), de sa mère (devinettes 26 à 28) et de son petit frère (devinettes 29 à 33), qui ont bien voulu m’initier aux règles complexes du jeu, que seules les femmes de l’ancienne génération maîtrisent. Des divergences existent en effet entre les générations quant au mode de fonctionnement du jeu et aux enjeux qui lui sont attachés. Quant-aux hommes, ils se défendent de se livrer à ce type de divertissement. Selon eux, l’équivalent masculin de la devinnette est la « plaisanterie », [æz-zæbʑ].
Le cadre
Traditionnellement, les devinettes se présentent à l’intérieur d’un cadre formel constitué de deux parties. Un syntagme d’entrée, ħzītɨʃ ʕælæ « Je te donne à deviner sur » précède l’énoncé de la devinette. Des indications sur la situation d’interlocution et sur le statut des partenaires de jeu ressortent de l’alternance des pronoms « tu » et « vous » suffixés au syntagme d’entrée, ħzīt-ɨʃ /kʉn « Je te/vous donne à deviner ». Le syntagme d’entrée peut être modulé et augmenté de particules énonciatives à valeur incitative et exhortative, ʔin, ʔaḷḷa « Allez ! Vas-y ! ».
Si une personne de l’assistance donne la bonne réponse, on passe à une autre devinette. Mais si la réponse est fausse, ou si quelqu’un donne sa langue au chat, une ‘dette’ est automatiquement contractée entre les deux partenaires du jeu, dont le mode de paiement, ‘comptant’ ou à ‘crédit’, est négocié au cours d’un échange dialogué. S’acquitter de sa ‘dette’, c’est accepter de porter sur son dos un fardeau symbolique composé d’éléments (animés ou inanimés) plus ou moins lourds, plus ou moins valorisés, plus ou moins ridicules ou nauséabonds, en fonction du ‘verdict’ de la diseuse. Aussi, les “charges” sont-elles considérées comme “positives”, “neutres” ou “négatives”, et leur distribution n’est nullement aléatoire. « Les devinettes sont souvent à l’origine de séparations, de disputes et de morts. Ce sont les contes qui rapprochent les gens », me fait remarquer une femme de l’assistance quand, à la fin du jeu, je lui demandai de m’éclairer sur la valeur des ‘dettes’.
Au cours du jeu, toute personne peut intervenir pour demander à la diseuse d’éviter des écarts de la parole, kælǣm ʔæswæd (litt. « paroles noires »), ou pour servir d’intermédiaire durant l’échange dialogué. L’énoncé de la devinette et de la réponse sont, si nécessaire, appuyés par des gestes.
En s’en tenant au cadre de la devinette, le corpus de la nouvelle génération diffère de celui de la génération précédente par l’absence de la partie “négociations” entre les partenaires de jeu. Chez les enfants, la devinette, dénommée luɣz et non ħizzǣjah, ne revêt aucun statut particulier, et le jeu ne nécessite la mise en place d’aucun dispositif formel, alors que pour les femmes de l’ancienne génération, il s’inscrit nécessairement dans un ensemble de coordonnées spatio-temporelles en dehors desquelles la “moquerie” et les “écarts” de la parole confinent à l’insulte et à l’insolence.
J’ai opté pour une transcription strictement phonétique des fichiers audio, sans intervenir sur les réalisations contextuelles, prosodiques et interactionnelles (assourdissement, voisement, glottalisation, allongement compensatoire, réduction syllabique…), par souci de préserver les traits de l’oralité et l’adéquation entre la parole et sa notation. Par ailleurs, les femmes ayant participé au jeu n’étant pas toutes originaires de Sanaa, j’ai signalé dans les notes les variations phonologiques ou lexicales dialectalement marquées.
Quelques références bibliographiques
Samia Naïm, « Dire des devinettes, “faire société” », dans B. Masquelier & J.-L. Siran (dir.), Pour une anthropologie de l’interlocution, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 107-132.
Samia Naïm, L’arabe yéménite de Sanaa, Leuven-Paris-Dudley, Peeters-SLP, coll. « Les langues du monde », 2009, 232 p.
Samia Naïm, « Dialects of the Levant », dans S. Weninger et al., The Semitic Languages. An international Handbook, Berlin-Boston, Mouton De Gruyter, 2011, p. 220-237.
Samia Naïm & Jean-Léo Léonard (dir.), Base articulatoire arrière. Backing and backness, Münich, Lincom, coll. « Lincom studies in phonology », 2013.
Samia Naïm, « On interaction between external and internal markers in expressing aspect in Arabic dialect varieties », dans Zlatka Guentcheva, Aspectuality and Temporality: Empirical and Theoretical Issues, John Benjamins Publishing, coll. « Studies in language companion series », 2016, p. 325-354.