Le birman

​

 

Le Myanmar est un pays d'Asie du Sud-Est, membre de l'ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est[3]), qui partage les frontières avec la Thaïlande dans le sud-est, le Laos à l’est, la Chine au nord-est, l’Inde au nord-ouest, et le Bangladesh à l’ouest. Toutefois, il n’est pas évident de trouver des traits en commun entre le Birman et les langues de ses pays voisins car la langue birmane appartient à la famille Tibéto-birmane, qui est une branche de la famille Sino-Tibétaine, alors que les langues des pays voisins appartiennent à d’autres familles linguistiques, telles que Mon-Khmer (branche de la famille Austro-asiatique, Taï-Kadaï, etc.). Par ailleurs, le lien de parenté avec les autres membres de la famille, dont notamment le Chinois et le Tibétain, deux langues « majeures » de la famille Sino-Tibétaine et Tibéto-birmane, respectivement, semble peu évident au premier abord.

Il y a officiellement une centaine de langues et dialectes (119 selon Ethnologue, 2017[4]) parlées à l’intérieur du Myanmar mais qui n’appartiennent pas tous à la même famille [cf. la carte ci-dessous].

© Jacques Leclerc 2019. "Birmanie" dans L'aménagement linguistique dans le monde, Québec, CEFAN, Université de Laval,  website : www.axl.cefan.ulaval.ca/asie.birmanie.htm (25 sept. 2019)

D’une manière générale, on peut dire que le Birman se parle dans le centre du pays, qui est divisé en différentes régions[5], alors que les zones périphériques, dits « états » sont occupées par différents groupes ethniques, qui ont chacun leur propre langue (et culture). Ainsi nous pouvons voir sur la carte d’autres langues de la famille Tibéto-birmane, qui se parlent à l’intérieur du Myanmar : par exemple le Kachin, le Chin, le Karen, le Rakhine (l’Arakanais), parmi les groupes majeurs, ainsi que le Lahu, le Lisu, le Naga et l’Akha, qui sont des langues de divers sous-groupes ethniques. D’autres langues appartiennent à d’autres familles de langue : par exemple le Shan à la famille Taï-Kadaï (comme le Siamois), le Môn au groupe Mon-Khmer, une branche de la famille Austro-asiatique (comme le Khmer), etc.      

 

Deux styles du Birman

            Les deux variantes du nom du pays, à savoir /bə.ma₂/, dont le nom anglais Burma est dérivé, et /myə.ma₂/, représentent une caractéristique importante de la langue birmane, qui fait la distinction entre deux registres ou styles de la langue. Le terme /bə.ma₂/ est employé en Birman parlé (vernaculaire ou informel), alors que /myə.ma₂/ est un terme réservé au Birman écrit (littéraire ou formel)[6]. Ces deux styles apparaissent comme deux langues distinctes pour ceux qui ne sont pas locuteurs natifs, mais l’explication de ce phénomène s’explique en rapport avec l’évolution de la langue birmane dans l’histoire.

            Le Birman parlé appartient à la famille Tibéto-birmane : il est considéré comme une des langues majeures du groupe linguistique dit Tibéto-birman, de par le nombre de locuteurs actuels. L’écriture birmane, en revanche, est dérivée d’écritures indiennes : les versions méridionales de l’écriture Brahmi ont produit dans le sud de l’Inde les écritures comme le Pallava, qui ont été utilisées en Asie du Sud-Est et, pour ce qui nous concerne, en particulier pour le vieux Môn et le Pyu.

Ces deux formes d’écritures apparues aux Xe et XIe siècles ont en partie formé la base sur laquelle se sont développées les formes anciennes de l’écriture birmane d’aujourd’hui au Myanmar. Au cours des siècles la langue a évolué, mais pas au même rythme pour les deux styles : d’un côté le Birman écrit (ou formel), qui a beaucoup emprunté à la grammaire des langues de l’Inde, qui appartiennent à la famille Indo-européenne, et de l’autre le Birman parlé (ou informel), qui appartient à la famille Tibéto-birmane. Par conséquent, nous assistons aujourd’hui à un écart considérable entre les deux styles du Birman.

 

Quelques caractéristiques linguistiques du Birman 

Sur le plan phonétique et phonologique

            Comme la plupart des langues Tibéto-birmanes (anciennes), le Birman est une langue tonale à forte tendance monosyllabique. En général, en tenant compte de la hauteur, la longueur (la durée) et la qualité de voix (de chaque syllabe), on distingue trois tons en Birman : Ton 1 (haut), Ton 2 (bas) et Ton 3 (haut ascendant), ce qui correspond également au système d’écriture birmane, où les trois tons sont indiqués par des « signes » différents. Pour certains linguistes, il existe quatre tons en Birman, considérant les voyelles en syllabe fermée avec coup de glotte final comme le quatrième ton.

            En ce qui concerne les consonnes birmanes, le Birman fait la distinction phonologique importante entre la consonne aspirée et la consonne non-aspirée, notamment pour les consonnes d’ordre k, c, s, t, p. Par ailleurs, certaines paires de consonne aspirée et non-aspirée forment des paires de verbe intransitifs (ou passifs) et transitifs, mais la liste n’est pas ouverte (ou productive). [cf. Exemples dans le Tableau 1].

 

Consonne non-aspirée	Equivalent en Français	Consonne aspirée	Equivalent en Français
/ka3/	voiture	/kha 3/	(v.) être amer (goût)
/tauⁿ2/	montagne	/thauⁿ2/	prison
/seiʔ/	âme, esprit	/sʰeiʔ/	chèvre
/no3/	être réveillé, se réveiller	/hno3/	réveiller (quelqu’un)
/cauʔ/	être effrayé	/cʰauʔ/	effrayer, faire peur (à quelqu’un)

 

Tableau 1 : exemples des mots avec consonnes aspirées et non-aspirées

 

Le phénomène de liaison entre syllabes, dit sandhi, est très courant en birman parlé. En règle générale, lorsque deux syllabes sont étroitement liées à l’intérieur du mot ainsi qu’à l’intérieur du syntagme verbal ou nominal, la première syllabe et le début de la seconde peuvent se trouver modifiées par la liaison. Par exemple, le mot /ka₃/ voiture se prononce /ʔə.hmaiʔ ka₃/ camion de poubelle (littéralement poubelle + voiture) lorsqu’il est précédé par une syllabe fermée, qui se termine par un coup de glotte, mais /ʔə.hŋa₃ ga₃/ voiture de location (littéralement le fait de louer + voiture), où la consonne /k/ se prononce /g/, une consonne proche voisée ou sonore, lorsqu’il est précédé par une voyelle de syllabe ouverte.

En outre, le Birman emploie certains sons, qui sont étrangers aux langues « occidentales » telles que le Français (ou l’Anglais) : par exemple la consonne nasale vélaire /ŋ/ en position initiale. De même, sont absents dans la langue birmane les consonnes fricatives telles que /f/, /v/, /r/. Ainsi, les mots d’emprunt contenant ces consonnes-là (ex. téléphone, visa, radio) sont souvent « birmanisées » : les sons /f/, /v/ /r/ sont remplacés par les consonnes proches (à l’oreille birmane) telles que /p^h/ /b/ /y/, respectivement.

 

Morphosyntaxe de la langue birmane

Sur le plan morphosyntaxique, sans morphologie flexionnelle, le Birman est une langue à la fois analytique (ou isolante) et agglutinante. C’est une langue à forte tendance monosyllabique, certes, car la plupart des mots birmans dans sa lexique sont monosyllabiques, mais beaucoup de linguistes considèrent le Birman comme une langue plus agglutinante qu’analytique, car les mots bi- ou polysyllabiques se forment à base de mots monosyllabiques, chacun avec sa propre valeur sémantique, ce qui rend par ailleurs son monosyllabisme structurel peu apparent. [cf. exemples dans le Tableau 2]

 

Mot birman	Equivalent en français
/sa2/	lettre, texte (quelque chose d’écrit)
/ʔeiʔ/	sac
/sa2.eiʔ/	enveloppe

 

Tableau 2 : exemples de la formation de mot polysyllabique

 

En Birman il n’est pas évident de distinguer un mot monosyllabique d’un composant d’un mot polysyllabique, sans tenir compte du contexte. Par exemple, /ne₂/ signifie vivre, habiter, demeurer ; /ʔeiⁿ₂/ signifie maison. Or l’ensemble /ne₂.eiⁿ₂/ signifie également maison en birman formel (ou littéraire). Par conséquent, la segmentation automatique de « mots » (à l’instar des langues occidentales) est problématique, voire impossible, pour la transcription du birman[7].

Il est assez courant de trouver en Birman des prédicats nominaux, i.e. des énoncés avec un prédicat sans aucun verbe, notamment sans la copule être, surtout en Birman parlé. Autrement dit, le verbe être est exprimé différemment en Birman, selon le contexte[8]. Il est donc naturel (et le contraire serait en fait peu naturel) de trouver les énoncés sans verbe tels que :

 

Mot birman	Equivalent en français
/da2/	Ce
/sa2.ouʔ/	livre
/da2 sa2.ouʔ/	C’(est) (un) livre.

 

Tableau 3 : exemple de phrase sans copule être

 

Ainsi les adjectifs épithète ou attribut en français, qui sont exprimés avec la copule être sont considérés comme les verbes en Birman : on les appelle ‘verbe d’état’ (ex. /hla₁/ joli, beau, /pyɔ₂/ heureux, /wuⁿ₃.nɛ₃/ triste, etc.), car ils fonctionnent exactement de la même manière que les verbes sur le plan syntaxique.

De même, dans la question /ʔeiⁿ₂ bɛ.hma₂ lɛ₂/[9] Où (est) (la) maison ? il n’y a pas de verbe être explicite en Birman. Par ailleurs, comme le montrent les deux exemples précédents, il n’y a pas d’article défini ou indéfini en Birman : c’est le contexte qui définit s’il s’agit de quelque chose d’indéfini ou défini. En revanche, pour parler des noms au pluriel, le Birman emploie un système de classificateurs, une caractéristique assez courante pour les langues de la famille sino-tibétaine, et par ailleurs comme beaucoup de langues en Asie du Sud-Est. Par exemple, pour dire quatre chiens il faut dire en Birman /kwe₃ le₃ gauⁿ₂/, en se servant de la construction [nom + numéral + classificateur]. D’une manière générale, les classificateurs sont regroupés par catégorie, selon la forme ou la nature du nom en question : ainsi pour dire quatre personnes, le classificateur à employer est celui pour la catégorie ‘être humain’, soit /yauʔ/. Il faut donc dire /lu₂ le₃ yauʔ/ pour quatre personnes.

On trouve également en Birman un système assez complexe de pronoms : pour les première et deuxième personnes, le pronom dépend du locuteur ou de la locutrice, quel que soit le sexe de son interlocuteur. Par ailleurs il est assez courant d’utiliser les termes d’adresse, tels que oncle, tante, grand-frère, petite-sœur, etc., à la place des pronoms grammaticaux. Par exemple, les termes mère et fille sont utilisés en tant que pronom – je ou tu – entre une mère et sa fille. Par conséquent, il est important, voire indispensable, de connaître le contexte pour savoir si le mot /θə.mi₃/ fille se traduit par je ou tu dans une conversation entre la mère et sa fille lorsque l’une d’elles dit /θə.mi₃ ə.twɛʔ/, où /ə.twɛʔ/ signifie pour : /θə.mi₃ ə.twɛʔ/ peut donc signifier pour toi ou bien pour moi, selon le contexte situationnel. En effet, il faut souligner que le Birman est une langue très contextuelle, où beaucoup d’informations sont à inférer dans les contextes situationnels.

Sur le plan syntaxique, le Birman est souvent considéré comme une langue SOV[10]. Or vu que le sujet grammatical est facultatif tant qu’il est jugé (par son locuteur) repérable dans le contexte, il serait plus précis de dire que c’est une langue à verbe final : le verbe birman occupe toujours la position finale de la phrase. En revanche, l’ordre des constituants dans la phrase est relativement souple. Sans conjugaison de verbes, les relations grammaticales sont indiquées par les marques grammaticales, (dont la plupart suivent les noms et les verbes). En ce qui concerne les temps des verbes, le Birman fait la distinction principalement entre le futur (irrealis) et non-futur (realis), qui inclut le passé : s’il faut préciser le passé, cela se fait par d’autres moyens (par exemple, à l’aide de l’emploi d’un adverbe temporel tel que hier, la semaine dernière, etc.). La notion des temps des verbes est donc très différente en Birman. Il y a également un nombre de morphèmes verbaux, qui s’attachent (en post-position) au verbe principal et, qui servent à signaler les sens de modal, d’aspect, de volonté, d’éventualité, etc.

Enfin et surtout, il est important de souligner qu’il y a une catégorie de mots (ou morphèmes) qui n’entre pas dans une catégorie classique telle que ‘nom, verbe’, etc., que nous proposons d’appeler « particules ». En effet le Birman parlé est marqué par un emploi très riche et complexe de morphèmes dit « particules », qui, contrairement à celles en Birman littéraire ou formel, sont souvent dépourvus de fonctions grammaticales, ce qui suggère en effet qu’elles servent à des fins communicatives, telles que moduler le message, exprimer des sentiments et des attitudes de la part du locuteur envers son message ou envers son interlocuteur. On les appelle « particules énonciatives (ou discursives) ».

 

Bibliographie (non-exhaustive)

Becker, Alton L. (1975), A linguistic image of nature: the Burmese numerative classifier system, The Hague: Mouton

Bernot, Denise (1980), Le prédicat en birman parlé, Paris : SELAF

Bernot, Denise, Cardinaud, Marie-Hélène & Myint, Marie Yin Yin (2001), Manuel de birman, Volume 2 : Grammaire birmane, Paris : l’Asiathèque

Bernot, Denise & Hnin Tun, San San (2011), ‘Etre et avoir en Birman’, dans Faits de langues 38 : Du persan à la typologie, l’apport de Gilbert Lazard, pp. 233 - 248

Hnin Tun, San San (2013), La grammaire du discours en birman parlé : les fonctions des particules énonciatives en Birman parlé, Thèse de doctorat, Université de Paris 3

Jenny, Mathias & Hnin Tun, San San (2016), Burmese comprehensive grammar, GB: Routledge

Myanmar Language Commission (2005), Grammaire birmane, Yangon : Myanmar, Département de la commission de la langue birmane, Ministère de l’éducation

Okell, John (1969), A reference grammar of colloquial Burmese, GB: Oxford University Press

Okell, John & Allott, Anna (2001), Burmese/Myanmar dictionary of grammatical forms, Richmond, GB: Curzon

Wheatley, Julian (1982), Burmese: a grammatical sketch, Thèse de doctorat, Université de Californie, Berkeley

Wheatley, Julian (2018), ‘Burmese’, dans Comrie, Bernard, The world’s major languages, 3e edition, GB: Routledge

‘Working with a spoken Burmese corpus’, Corpus community reports on CALPER (Center for Advanced Language Proficiency Education & Research): https://calper.la.psu.edu/publications/publication-items/corpus-community-reports